Bartleby d’Herman Melville, La lecture de Deleuze : Bartleby, ou la Formule (2024)

  • 1 Herman Melville, Pierre ou les ambiguïtés, in Œuvres, III, p.964, cité par Gisèle Berkman dans(...)

Au prix d'immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide; au prix d'horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage; nous levons le couvercle et... il n'y a personne ! L'âme de l'homme est un vide immense et terrifiant.1

  • 2 Gisèle Berkman, L’effet Bartleby, Hermann, 2011, p.13.
  • 3 Gilles Deleuze, Postface, in Herman Melville, Bartleby, Flammarion, 1989, p.171.

1A distinguer un contenu manifeste d'un contenu allégorique, à croire qu'en défaisant «les bandelettes», qu'en soulevant «le voile», le sens caché va apparaître, l'interprétation littéraire s'expose à «figer en allégorie ce qui est comme un état naissant, mourant ou spectral, de l'allégorique2».Ce risque auquel s'expose toute tentative d'interprétation, Deleuze semble en avoir une conscience aiguë, lui qui introduit sa postface à Bartleby en ces termes: «Bartelby n'est pas une métaphore de l'écrivain, ni le symbole de quoi que ce soit. (...) Il ne veut dire que ce qu'il dit littéralement.»3. D'où son exigence de s'intéresser à la formule bartlebienne – I would prefer not to - dans sa «littéralité». Mais que veut dire s'en tenir à la «littéralité»? Peut-être simplement que le sens n'est pas à chercher hors ou au-delà du texte, mais dans le texte lui-même, qu’il faut chercher dans la formule elle-même ce qu’elle peut nous dire de Bartelby et de sa logique.

  • 4 François Zourabichvili, «La question de la littéralité», in Bruno Gelas et Hervé Micolet (dir (...)
  • 5 Deleuze et les écrivains, p.532-533.

2Il faut noter toutefois que les lectures littéraires de Deleuze, notamment celle qu'il donne de Bartleby, ont quelque chose de paradoxal, et d'apparemment contradictoire. François Zourabichvili, dans son article intitulé «La question de la littéralité»4, met l’accent sur ces contradictions: «son discours a tout l'air d'être métaphorique, bien que lui-même s'en défende»; «ses lectures d'écrivains ont tout l'air d'être des interprétations, bien qu'il soutienne le contraire.», «Deleuze semble parler très peu de la lettre des textes»5, mais suggère qu’elles n'en sont qu'à partir du moment où l'on présuppose une dualité de la forme et du fond, de «l'expression» et du «contenu», dualité en dehors de laquelle il devient beaucoup moins justifié de parler de «contradictions». En effet, dans la volonté affirmée par Deleuze de s'en tenir à la «littéralité» du texte et de la formule bartlebienne, il faut sans doute voir l'affirmation d'une rupture avec le dualisme interprétatif précédemment décrit: un lecture littérale, pour lui, n'est pas une «lecture bornée», mais cette idée qu'il y a quelque chose à chercher qui ne se réduit pas au contenu fictionnel mais qui n'est pas pour autant à chercher en dehors ou au-delà du texte. Il existe plusieurs manières de lire, d'interpréter un texte littéraire, et celle de Deleuze cherche manifestement à s'émanciper de l'idée selon laquelle «sous le signe, on cherche le sens», or, si le sens est directement présent dans le signe, à même le signe - dans la formule de Bartleby, dans ce qu'elle dit d'elle-même, et nous verrons qu'elle dit déjà beaucoup -, est-il étonnant que Deleuze ait intitulé sa Postface «Bartleby, ou la formule»?

  • 6 Ibid., p.190.

Pourquoi le romancier se croirait-il obligé d'expliquer le comportement de ses personnages, et de leur donner des raisons, alors que la vie n'explique jamais rien pour son compte et laisse dans ses créatures tant de zones obscures, indiscernables, indéterminées, qui défient tout éclaircissem*nt? L'acte fondateur du roman américain, le même que celui du roman russe, a été d'emporter loin la voie des raisons, et de faire naître ces personnages qui se tiennent dans le néant, ne survivent que dans le vide, gardent jusqu'au bout leur mystère et défient logique et psychologie.6

  • 7 Ibid., p.198.

3Ce qui fait la supériorité du roman américain aux yeux de Deleuze, c'est le refus du psychologisme, de l'explicatif, qui le rend réfractaire et inaccessible à toute interprétation dualiste; c'est le fait qu'il ait intégré cette idée que «la vérité a toujours des bords déchiquetés» 7, à la manière du «patchwork» américain.

4Le titre de la Postface est donc signifiant: seule la formule ainsi que le comportement de Bartleby nous en disent quelque chose, le sens - ou le non-sens - n’est pas voilé, ou enfoui, il n’a pas à être révélé par une exploration psychologique. Il faut cependant y regarder d'un peu près: comment la formule est-elle construite? Comment est-elle prononcée? Comment «sonne-t-elle»? Quels effets produit-elle? Que dit-elle de Bartleby, de sa conduite, de la nouvelle logique qu'il met en place?

  • 8 Ibid., p.172.
  • 9 Ibid., p.172

5C'est «calmement», «doucement», «fermement», «sans se hâter», que Bartleby prononce la formule, sans violence, sans colère, sur un ton qui évoque davantage la «douce affronterie» que l'insolence ou l'irrespect. Il s'agit selon Deleuze d'une «formule agrammaticale»8, sorte de limite entre des expressions plus habituelles telles que «je préférerais ceci»; «j'aimerais ne pas faire cela»; «ce n'est pas ce que je préférerais», limite, car elle n'est assimilable à aucune de ces formules mais presque à chacune d'elle. Limite, également, parce qu'elle sonne étrangement, presque faux, comme une «atypie», alors même que sa construction est grammaticalement correcte. Elle donne l'impression d'un certain «maniérisme», se présente comme une bizarrerie, une expression étrangère qui aurait été mal traduite, à la «terminaison abrupte» - not to -, qui laisse «interminé»9 et indéterminé ce que la formule prétend repousser.

  • 10 Deleuze cite P.Jaworski, dans Melville, le désert et l'empire, Presses de l'Ecole normale, p. (...)

6Ce que la formule montre d'abord, c'est l'absence de positionnement de Bartleby, sa suspension entre le oui et le non, entre la préférence et la non-préférence: elle n'est pas plus une négation - la récusation d'un «non-préféré» - qu'une affirmation - l'affirmation d'un «préférable». Aussi, indique-t-elle que Bartleby «ne refuse pas, mais n'accepte pas non plus», qu'«il s'avance et se retire dans cette avancée».10

  • 11 Gilles Deleuze, op.cit., p.175.
  • 12 Michael Hardt et Antonio Negri Empire, p.254.

7Par son statut limitrophe, et borderline, si l'on peut dire, la formule «creuse une zone d'indiscernabilité, d'indétermination qui ne cesse de croître entre des activités non-préférées et une activité préférable»11. Or, si la formule est si puissante, si redoutable, c'est précisément parce qu'elle reste suspendue entre le «oui» et le «non», et suspend avec elle l'entourage du scribe - l’avoué, surtout -, et Bartleby lui-même, au-dessus de cette «zone d'indécidabilité». Le refus de Bartleby est«si vague qu’il en devient absolu»12, irréductible.

  • 13 Herman Melville, Bartleby, Flammarion, 1989, p.24.
  • 14 Ibid., p.37.

8Il est intéressant de noter que l’employeur de Bartleby – «l’avoué» - est en effet si médusé qu’il est incapable de le sanctionner, repoussant toujours à plus tard, prétextant que les affaires pressent - «Je résolus donc de remettre à plus tard l’examen de ce dilemme»13, «Mais je jugeai prudent de ne pas prononcer le renvoi sur-le-champ.»14. Le problème Bartleby n’a, pour l’avoué, pas de prise, comme s’il ne savait pas par où l’empoigner. Or, c'est bien parce qu'il «tournoie dans un suspens qui tient tout le monde à distance», en haleine, parce qu'il «s'expose tout en se retirant», que Bartleby survit - survit aussi longtemps, du moins, car enfin, il ne survit pas. Une révolte positive, frontale n'aurait sans doute pas pu durer aussi longtemps, et n'aurait assurément pas exercé sur l'avouéune telle emprise:

  • 15 Ibid., p.22.

Avec tout autre que lui, je serais aussitôt entré dans une rage folle et, faisant fi des mots, l'aurais ignominieusem*nt banni de ma présence. Mais il y avait en Bartleby quelque chose qui me désarmait étrangement, bien plus, qui miraculeusem*nt me touchait et me déconcertait.15

  • 16 Gilles Deleuze, op.cit., p.188.

9Contrairement au Capitaine Achab, Bartleby n'exprime pas une «volonté de néant» mais «un néant de volonté»16, sa résistance, si c’en est une, est radicalement passive, comme s'il la subissait autant qu'il la fait subir, comme si elle s'imposait à lui avec nécessité.

  • 17 Hermann Melville, op.cit., p.35.

10En cela, Bartleby n'est pas un rebelle, il ne revendique rien: il s'émancipe de tout rôle social, déborde toute explication psychologique ou politique – à moins que ce ne soit plutôt l’explication qui le déborde -, il est si lisse, si dénué d'attributs que la logique rationnelle glisse sur lui - «J'aimerais mieux ne pas être un peu raisonnable»17. Par sa formule, il émancipe le langage de tous les présupposés qui le sous-tendent habituellement, en minant, par un effet quasi magique, la possibilité même du langage: après la formule, règne le silence, après elle «il n'y a plus rien à dire». D'ailleurs, lorsque Bartleby vient de la prononcer, il se retire le plus souvent derrière le grand paravent qui sépare son bureau de celui de l'avoué: il se retire immédiatement après s'être exposé, au point que l’exposition et la rétractation sont presque simultanées. Si la formule «mine» tous les présupposés du langage, et fait régner la stupeur autour de Bartleby, c'est qu'elle témoigne d'une nouvelle logique, qu'elle participe aussi à mettre en place, une logique «de la préférence négative».

  • 18 Gilles Deleuze, op.cit., p.174
  • 19 Ibid.
  • 20 Ibid.

11La formule bartlebienne est «ravageuse» et «dévastatrice»18. Elle a d'abord pour effet le silence, la stupeur, à commencer sur Bartleby lui-même, qui semble avoir «épuisé du coup le langage»19 par son seul usage, comme si en prononçant la formule, il avait «tout dit». Mais l'effet que la formule produit sur celui-là même qui la prononce ne se réduit pas au silence: elle «vaut comme un procédé», c’est-à-dire qu’à partir du moment où Bartleby a formulé qu'il «préférerait ne pas... (relire, copier, être un peu raisonnable)», il ne peut plus le faire non plus20. Aussi, dégagé de toute exigence ou même de possibilité d'explication, de rationalisation, et néanmoins sans colère, sans révolte, sans désespoir, sans volonté, il est comme pétrifié sous l’effet de sa propre formule, en arrivant à préférer ne plus rien fait du tout, et à ne plus pouvoir rien faire du tout.

12Chez l'avoué, Bartleby et sa formule provoquent des sentiments aussi contradictoires que l'agacement, la fascination, l'amour, la mélancolie, la frayeur, la pitié, la répulsion.

  • 21 Herman Melville, op.cit., p.36.

13La formule est aussi contagieuse: «Depuis quelque temps, j’avais pris l’habitude d’utiliser l’expression «aimer mieux» en toutes sortes de circonstances qui ne s’y prêtaient guère»21 confie l’avoué, qui remarque que ses autres employés ont également «attrapé» l’expression, mais sans s’en rendre compte. L’effet contaminateur a sans nul doute quelque chose de comique, mais la formule a en elle-même un effet comique, surtout lorsqu’elle se présente sous des formes saugrenuestelles que «pour le moment, j’aimerais mieux ne pas être un peu raisonnable», la répétition n’étant évidemment pas pour rien dans cet effet comique.

  • 22 Gilles Deleuze, op.cit., p.182.
  • 23 Gisèle Berkman, op.cit., p.84.

14Il est un effet de la formule qui intéresse particulièrement Deleuze: elle «fait croître la folie», et plus encore que celle de Bartleby lui-même - qui s’avère être davantage le «médecin» que le «malade» - celle de l’avoué, qui se met à avoir une conduite étrange, à se conduire «comme un fou».22«Opérateur de disjonction, facteur d'un désordre irréversible, la formule est, pour Deleuze, ce qui grippe les rouages du monde social, défait les causalités, rend folle la loi et ses représentants, (...)»23. Cette loi rendue «folle», c’est la loi sociale, la loi juridique - Bartleby travaille pour un homme de loi, mais aussi les «lois» du langage, les présupposés, les postulats, la logique qui habituellement le régissent, et que la formule rend caducs. Un passage de Bartleby rend particulièrement bien compte de ce phénomène:

  • 24 Herman Melville, op.cit., p.40.

Sans commander bruyamment à Bartleby de quitter les lieux – comme un esprit inférieur n’eût pas manqué de le faire – j’étais parti du POSTULAT qu’il devait le faire et c’est sur ce postulat que je fondais tout ce que j’avais à dire. Plus je songeais à ma méthode, plus elle me remplissait d’aise. Néanmoins, le lendemain matin en me réveillant, j’eus des doutes: le sommeil avait dissipé les vapeurs de la vanité. C’est en effet le matin, au réveil, que l’homme connaît l’une de ses heures les plus sages et les plus sensées. Mon procédé me semblait aussi avisé que jamais…mais seulement en théorie. Supporterait-il l’épreuve de la pratique? (…) après tout, ce postulat était mon fait et non celui de Bartleby. La question n’était pas de savoir si moi, j’avais postulé son départ mais si Bartleby, lui, consentirait à le faire. C’était un homme de préférence plutôt que de présomptions et postulats.24

  • 25 Gisèle Berkman, op.cit., p.123.

15L’avoué comprend alors ce qui jusqu’à présent lui avait échappé: la logique bartlebienne de la préférence négative est complètement étrangère aux postulats de l’homme de loi, à sa «rhétorique des présupposés», elle se dresse comme un «muraveugle»25, indifférente à ses demandes ou tentatives d’explication. La psychose bartlebienne, celle du roman américain, se dresse face à la névrose de l’avoué, celle du roman anglais. Et paradoxalement, cette placidité constante dont fait preuve Bartleby, contraste avec le fou comportement de l’avoué, qui, instable, passe alternativement par des états radicalement contradictoires, allant de la fascination à la honte – honte de se laisser ainsi dominer par son scribe –, en passant par l’agacement, le désir de meurtre, la tendresse, l’amour, et en arrive à l’extrémité cocasse d’un douloureux déménagement, comme l’ultime solution pour «se débarrasser» de l’impassible scribe qui«préfèrene pas» quitter son local.

  • 26 Herman Melville, op.cit., p.48.

Je dus m’arracher à celui dont j’avais tant voulu me débarrasser.26

  • 27 Ibid., p.40.
  • 28 Gilles Deleuze, op.cit., p.182, cite Herman Melville, op.cit.

16L’étrangeté du comportement de l’avoué ne s’arrête pas là: pour fuir les plaintes du nouveau locataire de son étude, qui le tient pour responsable de Bartleby – qui n’a pas quitté le local malgré son départ -, l’avoué entame une «étrange fuite», qui dure plusieurs jours, durant laquelle il dort dans son cabriolet, et ne parvient pas à faire taire le sentiment de culpabilité qui le gagne. Le «magique ascendant»27que Bartleby exerce sur lui fait dire à Deleuze qu’il pourrait s’agir entre ces deux personnages d’un «rapport hom*osexuel presque reconnu», du moins par l’avoué: «Oui Bartleby… jamais je ne me sens autant moi-même que lorsque je sais que tu es là… j’atteins au dessein prédestiné de ma vie…»28. Mais nous verrons qu’il y voit également le rapport d’un père «mauvais père» - néanmoins «bienveillant» - à son fils pétrifié.

  • 29 Ibid., p.83.

17Puisque Bartleby est un «autochtone», «qui naît du lieu et reste sur le lieu»29, c’est nécessairement à l’avoué d’endosser le rôle du déserteur, de l’homme en fuite, du vagabond. Il faut alors relever le beau paradoxe qui clôt le roman: Bartleby est mis en prison pour «vagabondage», lui qui n’a pas quitté l’étude de l’avoué depuis qu’il y est entré, lui qui gène précisément par sa radicale immobilité. Mais puisqu’il est «sans référence», sans attaches, sans attributs, sans foyer, ce sédentaire «pétrifié» sera traité comme un vagabond.

18Deleuze voit en Bartleby différentes figures, différents «types»: le «célibataire», le «schizo», «l’original» et «l’hypocondre».

  • 30 Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, Circé, 1998.
  • 31 Gilles Deleuze, op.cit., p.179.

19Célibataire, parce qu’il est «sans références», presque sans attributs, guère plus qu’un «être en tant qu’être», et sa formule est celle de la «puissance pure»30, comme étant non seulement la «puissance de …» mais aussi la «puissance de ne pas», dans une logique aristotélicienne – nous reviendrons à ce sujet sur la lecture de Giorgio Agamben. Deleuze reprend à Kafka sa définition littéraire du Célibataire: «il n'a de sol que ce qu'il faut à ses pieds, et de point d'appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains»31. Et Deleuze de rappeler que Bartelby est en effet engagé par l'avoué «sans références», qu’il reste d’un bout à l’autre du roman dénué de propriétés, d’histoire – on ne sait rien de son parcours passé, si ce n’est ce qu’en dit une rumeur: il aurait travaillé au Bureau des lettres au rebut de Washington -, dénué de particularité - I am not particular -, comme un «instantané» de lui-même, trop lisse pour qu’un quelconque attribut s’y accroche.

  • 32 Ibid., p.193.
  • 33 Ibid., p.192.

20Parce qu’il «n’a rien de particulier, rien de général non plus»32, Bartleby est un original, c’est-à-dire un personnage tout à fait singulier et remarquable, mais pas seulement: une «puissante figure solitaire qui déborde toute forme explicable» qui «lance des traits d’expression flamboyants, qui marquent l’entêtement d’une pensée sans image, d’une question sans réponse, d’une logique extrême et sans rationalité»33, mais une logique malgré tout: c’est par ces différents points que l’Original se rapproche de la figure du schizophrène.

  • 34 Ibid., p.193.

21Si Bartleby l’original est aussi un célibataire, selon la définition kafkaïenne que Deleuze en donne, c’est peut-être lié au fait qu’un roman ne peut comporter qu’une seule figure originale, nécessairement isolée, solitaire, qui ne «subit pas l’influence de son milieu, mais au contraire jette sur l’entourage une lumière blanche livide, semblable à celle qui «accompagne dans la Genèse le commencement des choses.»34.

  • 35 Ibid., p.186.
  • 36 Ibid., p.191.
  • 37 Ibid., p.188.

22La dernière figure invoquée par Deleuze pour caractériser Bartleby est celle de l’hypocondre: «La psychiatrie melvilienne invoque constamment deux pôles: les monomaniaques et les hypocondres»35, et si Bartleby et le Capitaine Achab sont tous deux des Originaux, ils s’inscrivent en revanche dans deux pôles «psychiatriques» opposés, au sein de l’œuvre de Melville; Bartleby appartient à celui des «exclus de la raison»36, des «anges», des «victimes», des «ralentis», des «pétrifiés», des «irresponsables», des «saints hypocondres, presque stupides – créatures d’innocence et de pureté – frappés d’une faiblesse constitutive mais aussi d’une étrange beauté, pétrifiés par nature et qui préfèrent...pas de volonté du tout, un néant de volonté plutôt qu’une volonté de néant.»37, cette dernière étant plutôt l’apanage des monomaniaques. Bartleby est par excellence la figure psychiatrique de l’Hypocondre.

23Dans la névrose, on trouve encore ces présupposés du langage, ces «acquis» qui rendent possible une logique rationnelle, un dialogue, le recours à des explications éventuellement psychologisantes, ou du moins, à des motifs. La névrose peut tout à fait être rationnelle – la plupart des névroses obsessionnelles l’est, dans la mesure où celles-ci peuvent souvent s’auto-justifier en invoquant des motifs rationnels. Mais la logique que Bartleby met en place a quelque chose de psychotique dans la mesure où elle est complètement inaccessible à une quelconque rationalisation, ne cherche jamais à s’auto-justifier, et met d’ailleurs en échec toute tentative extérieure de rationalisation. Néanmoins, il semble décidément que la folie soit bien davantage du côté de l’avoué: peut-être précisément parce que ce dernier correspond à un troisième type de figure, qui échappe à la polarisation précédemment décrite, à la manière d’un troisième termedans la typologie melvilienne mise en place par Deleuze: celle des «prophètes», ces «naufragés de la raison» qui «s’accrochent» à ses «débris», mais qui ont «la puissance de «voir»; peut-être parce que l’avoué s’accroche à ses postulats rationnels, parce qu’il n’a de cesse de vouloir raisonner Bartleby; peut-être aussi parce qu’il comprend, ou finit par comprendre, sans pouvoir rien y faire, que toutes ses tentatives sont vaines, puisque la logique de Bartleby est complètement sourde à la sienne. Face à la logique bartlebienne de la préférence négative, extrême mais tranquille, cohérente, autonome, c’est la logique de l’avoué qui est folle, folle de voir tous ses postulats devenir inadéquats, folle d’avoir à se débattre pour sauver quelque chose de la rationalité, folle, enfin, de savoir que son combat est vain.

  • 38 Ibid., p.189-190.

Sous leur«masque paternel» les prophètes melviliens «ont comme une double identification: avec l’innocent – l’hypocondre Bartleby-, pour qui ils éprouvent un véritable amour, mais aussi avec le démon puisqu’ils rompent à leur manière le pacte avec l’innocent qu’ils aiment. Ils trahissent donc (…) (et) continuent à chérir l’innocent qu’ils ont condamné.38

  • 39 Ibid.
  • 40 Herman Melville, op.cit., p.19
  • 41 Gilles Deleuze, op.cit., p.183

24D’où, sans doute, les dernières phrases désespérées de l’avoué – et du roman –signifiant qu’«il a dû choisir contre Bartleby une loi trop humaine»: «Ah Bartleby! Ah humanité!»39. D’où aussi, la culpabilité croissante de l’avoué à l’égard de Bartleby, le sentiment qu’il en est en quelque sorte responsable. Il chérie Bartleby en même tant qu’il l’exècre, veut le sanctionner, mais n’y parvient pas; décide dans un élan presque amoureux de le laisser rester, mais se rétracte presque aussitôt sous la pression de ses pairs; installe Bartleby à part, à l’abri des regards, derrière un haut paravent – «c’est ainsi que notre union et notre séparation furent astucieusem*nt ménagées»40 - mais exige de lui qu’il en sorte pour effectuer des travaux de relecture, cassant alors «l’agencement qu’il avait lui-même organisé»41 – pourquoi un tel traitement pour Bartleby, et non pour ses autres employés?

25L'avoué a certes quelque chose d’une figure de père pour Bartleby, mais ce qui intéresse précisément Deleuze, c’est le moment où cette figure de père bascule dans tout autre chose, ce moment où le rapport d’identification entre Bartleby et l’avoué change de nature:

  • 42 Ibid., p.184.

(…) quelque chose d’étrange se produit chaque fois, qui brouille l’image, la frappe d’une incertitude essentielle, empêche la forme de «prendre», mais aussi défait le sujet, le jette à la dérive et abolit toute fonction paternelle. (…) La statue du père fait place à son portrait beaucoup plus ambigu (…).42

  • 43 Ibid., p.185.
  • 44 Ibid., p.186.
  • 45 Ibid., p.185.
  • 46 Gisèle Berkman, op.cit., p.105.
  • 47 Gilles Deleuze, op.cit., p.194.
  • 48 Ibid., p.196
  • 49 Ibid., p.199

26Si, comme tous les présupposés, la figure paternelle ne tient plus, se brouille, s’effondre, c’est sous l’effet de la formule qui «contamine tout, s’échappant de la forme linguistique, destituant le père de sa parole exemplaire, autant que le fils de sa possibilité de reproduire ou de copier», transformant le rapport d’identification filial en un processus d’identification quasi «psychotique» qui ne suit plus «les aventures de la névrose.»43, qui s’est émancipé de l’image paternelle. En effet, la psychose bartelbienne aspire à «asseoir une fonction d’universelle fraternité qui ne passe plus par le père»44 et répond ainsi au souci deleuzien - et melvilien - de guérison par rupture «avec la loi des pères» pour privilégier des rapports fraternels, de rompre avec la «filiation naturelle» au profit d’une «alliance» qui ne relèverait plus tant d’un rapport mimétique, qui lierait le modèle à sa copie, que d’un «voisinage extrême», voire d’un «devenir» l’autre. Deleuze donne ainsi l’exemple du rapport entre Achab et Moby Dick, Achab n’imitant pas la baleine, mais devenant la baleine, finissant par se frapper lui-même lorsqu’il la frappe. L’identification ne doit donc plus consister en une imitation, en la copie de l’image du père, logique par laquelle «le sujet s’élève jusqu’à l’image, en réussissant ou en échouant», mais doit donner lieu à l’établissem*nt d’«une zone d’indistinction, d’indiscernabilité, d’ambiguïté(…) entre les deux termes»45, et pour cela, commencer avec la «décomposition de l’image paternelle», avec le «rejet d’un monde rivé à la verticalité désespérante de l’Image, à sa teneur platonicienne, au sens où toute image est fille d’un original qu’elle décalque et défalque.»46. Puisqu’il n’y a selon Deleuze «que des pères monstrueux et dévorants, et des fils sans père, pétrifiés»47, il faut travailler à dissoudre la fonction paternelle, et Deleuze voit ce travail à l’œuvre dans Bartleby. L’américain doit se libérer de la fonction paternelle anglaise; l’original, se réconcilier avec l’humanité; le célibataire, «trouver le lieu de ses promenades»48, l’identification fraternelle doit remplacer la «charité chrétienne» et la «philanthropie paternelle»; laconfiancedoit remédier à la méfiance, au particularisme qui oppose «l’homme à l’homme».49

  • 50 Ibid., p.200.

Et Bartleby, qu’est-ce qu’il demandait, sinon un peu de confiance, à l’avoué qui lui répond par la charité, la philanthropie, tous les masques de la fonction paternelle?50

  • 51 Ibid., p.203.
  • 52 Ibid., p.201.

27Parce que, par sa logique extrême de la préférence négative, Bartleby rend la «loi des pères» caduque, cette figure «schizophrénique» et «anorexique» n’en est pas moins «le médecind’une Amérique malade»51 de l’universalisme autant que du particularisme, malade de la morale du salut, de la charité paternelle, autant que du sentiment de méfiance. L’originalité des hommes sans particularité, qui les empêche de «fondre en un tout», peut jouer le rôle de remède contre ces maux, contre ce que Deleuze désigne comme «le nouveau ciment qui rétablit le mur, l’autorité paternelle et l’immonde charité.»52

28Conclusion

  • 53 Giorgio Agamben, op.cit., p.82.
  • 54 Ibid., p.21.

29La lecture que Giogio Agamben fait de Bartleby dans son ouvrage Bartleby ou la création, prend, par son titre même, le contre-pied de la lecture deleuzienne. Là où Deleuze commençait par nous dire que Bartleby n’était «pas une métaphore de l’écrivain», ni d’ailleurs «le symbole de quoi que ce soit», Giorgio Agamben lit Bartleby à travers des métaphores de l’écriture, de la création. Mais il semble que Bartleby ne soit pas tant à ses yeux une «métaphore de l’écrivain», dans un sens que l’on pourrait qualifier de «borné», que de manière plus philosophique, l’expression de la «puissance pure», qui est aussi «puissance de ne pas…», sans quoi elle n’est plus «puissance pure», mais puissance en acte, déjà déterminée. Bartleby, par sa formule, permettrait en effet de remonter à ce moment où la puissance – la possibilité – en est encore à son «unité originelle»53, celle de la puissance et de l’impuissance, de la possibilité et de la non-possibilité, c'est-à-dire avant l’acte. La lecture de G. Agamben est aristotélicienne: «La scribe qui n’écrit pas (dont Bartleby est la figure ultime, épuisée) et la puissance parfaite, que seul un néant sépare désormais de l’acte de création.»54, en cela, il permet de penser que la puissance ne se réduit pas à la puissance de faire ou d’être quelque chose, puisqu’alors «elle n’existerait que dans l’acte qui la réalise», et nous ne pourrions jamais en faire l’expérience «en tant que telle».

  • 55 Ibid., p.16.
  • 56 Ibid., p.82.
  • 57 Ibid.

30A partir de là, G. Agamben développe différents exemples de création, d’écriture:«le joueur de cithare est tel parce qu’il peut aussi ne pas jouer de cithare, ainsi la pensée existe comme puissance de penser et de ne pas penser, comme une tablette recouverte de cire sur laquelle rien n’est encore écrit. (…)»55, mais ces exemples sont précisément des exemples: Bartleby n’est ni un joueur de cithare, ni un écrivain, ni dieu. Simplement, il exprime lui aussi «la puissance du non-être», puisqu’en arrêtant d’écrire, en arrêtant tout, il «marque le passage à la création seconde, où Dieu rappelle à lui sa puissance de non-être et crée à partir du point d’indifférence de la puissance et de l’impuissance.»56, en ce sens, Bartleby n’est pas tant une fable de la création comme «recréation» ou «répétition», que comme «dé-création», nous montrant ce moment où «ce qui est advenu et ce qui n’a pas été sont rendus à leur unité originelle (…), où ce qui aurait pu ne pas être et a été s’estompe dans ce qui aurait pu être et n’a pas été.»57. L’infinie copie, l’infinie répétition à laquelle œuvrait le scribe rendait précisément impossible l’expression de la «puissance de ne pas», aussi Bartleby doit-il arrêter de copier, c’est-à-dire suspendre la puissance à son point de perfection, d’indétermination, où l’acte – ou le non-acte – n’est pas encore venu l’entamer. Une telle lecture serait-elle sur-interprétative, au sens où elle s’inscrirait dans un dualisme interprétatif – contenu manifeste d’un côté, sens de l’autre? Rien n’est moins sûr, puisque si elle cherche et donne du sens à l’attitude bartlebienne de suspension, elle n’en cherche pas la raison, elle la prend comme telle.

  • 58 Ibid., p.44.

Bartleby ne consent pas mais ne refuse pas non plus, et rien ne lui est plus étranger que le pathos héroïque de la négation.58

31A la fin de la nouvelle, le narrateur rapporte au lecteur un commérage, une rumeur, parce qu’elle présente à ses yeux un «intérêt suggestif»: Bartleby aurait été employé au bureau des lettres au rebut de Washington. Cette information, sous forme de rumeur, a le statut que l’on veut bien lui attribuer. Si le narrateur, quant à lui, demeure prudent dans ses insinuations interprétatives, il attribue néanmoins «discrètement» à cette information un statut explicatif: il pourrait y avoir un lien entre le fait d’avoir traité des lettres au rebut, «lettres mortes» jamais arrivées à destination et le «désespoirlivide» qui semble habiter le scribe.

  • 59 Herman Melville, op.cit., p.58.

Parfois, du papier plié le pâle employé extrait un anneau – le doigt pour lequel il était fait est peut-être en train de se décomposer dans une tombe; un billet de banque expédié au plus vite par charité – celui à qui il aurait pu apporter le soulagement ne manque plus et n’a plus faim; un pardon pour ceux qui sont morts dans le désespoir; une espérance pour ceux qui sont morts sans réconfort; de bonnes nouvelles pour ceux qui périrent submergés par des mésaventures sans recours. Messagères de vie, ces lettres se hâtent vers la mort.59

  • 60 Giorgio Agamben, op.cit. p.78.

32Et G. Agamben de faire remarquer que si l’explication est «triviale», ce n’est pas tant par son statut - nécessairement trivial - d’explication psychologique qui «finit par se présupposer elle-même», que par le fait qu’elle semble passer à côté de «ce lien particulier qui unit ces «lettres mortes» à la formule de Bartleby»60. L’anecdote finale serait alors un exemple de plus, exprimant ce problème de la puissance: toute lettre est un «passage de la puissance à l’acte», mais toute lettre est aussi en puissance une lettre morte, dans la mesure où le message dont elle est porteuse peut arriver ou ne pas arriver à destinataire. Les lettres au rebut dont Bartleby fût chargé étaient porteuses de la possibilité d’événements heureux «qui auraient pu être», mais n’ont pas été. Que cette vérité morbide soit difficilement tolérable pourrait bien-sûr expliquer pour une part la lividité de Bartleby, son attitude, sa logique, mais bien davantage que par cette capacité explicative, l’anecdote finale pourrait valoir, comme la formule, par ce qu’elle exprime - et non par ce qu’elle explique - par elle-même. Autrement dit, le problème de la puissance tel que l’exprime Giorgio Agamben, comme donnant du sens à la nouvelle de Melville, ne se situe pas sous le signe – l’anecdote finale, par exemple - mais directement en dedans, à même l’exposition que Melville en fait; il n’en déborde pas

Bartleby d’Herman Melville, La lecture de Deleuze : Bartleby, ou la Formule (2024)

FAQs

Why does Bartleby refuse? ›

In Herman Melville's Bartleby, the Scrivener, Bartleby refuses to do work because he cannot adjust to change in his life, and represents how the entire human race is like Barleby, and cannot change.

What are the theories of Bartleby, the Scrivener? ›

Melville's “Bartleby, the Scrivener” shows the dehumanizing effects of working in a capitalistic environment and ultimately suggests that one must conform to a standard way of life or will cease to exist.

What does Bartleby symbolize? ›

What does Bartleby symbolize? Bartleby is a symbol of a person who is both physically and emotionally closed off to others. He is an enigmatic character who never reveals anything about himself except that he prefers not to work at his job.

What is the moral of the story of Bartleby? ›

Characterized as a symbolic fable of self-isolation and passive resistance to routine, "Bartleby, the Scrivener" reveals the decremental extinction of a human spirit.

Why does the narrator refuse to fire Bartleby? ›

Filled with compassion, the narrator concludes that firing Bartleby would expose him to rough treatment for his involuntary eccentricities, and so he congratulates himself for opting to be charitable.

What is Bartleby resisting? ›

And as the narrator is forced to admit, “Nothing so aggravates an earnest person as a passive resistance.” Refusing to kow-tow to the demands of his employer, and working to his own individual rule, Bartleby represents a challenge to capitalist, corporatist ideologies.

Why does Bartleby stop eating? ›

Bartleby's death, while symbolically caused by his withdrawal into apathy, is physically caused by his refusal to eat, or rather, his preference not to eat—his preference not to engage in the avarice and greed of his materialistic world.

Why does Bartleby starve himself? ›

He is a passive person, and good at the work he agrees to do. He refuses to divulge any personal information to the narrator. Bartleby's death is consistent with depression—having no motivation to survive, he refrains from eating until he dies.

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